
Ah ! les Bosses ! Ce quartier au nom curieux de Portes les Valence. En 1955, une grande bâtisse, une ancienne ferme à l’âge indéfinissable, réunissait sous son toit cinq familles regroupées dans cinq petits logements de trois ou quatre pièces.
Aimé et Claire habitaient le seul logement à l’étage. Une petite cuisine, deux chambres suffisaient au bonheur de mes parents.
Angèle, la mère d’Aimé occupait un appartement au rez-de-chaussée avec Paulette une de ses filles qui élevait seule son fils Jacques.Là, une grande cuisine et une salle à manger servait de lieu de vie à toute la famille. Leurs voisins, la famille Chemin, occupait un logement identique. A l'étage les deux familles se partageaient quatre chambres, deux par famille.
Et à chaque extrémité de la maison, Madame Lézarme et Madame Yvernault occupaient un petit logement avec une petite cuisine et une seule chambre.
Bien sûr, pour l’époque, c’était confortable. Pensez, il y avait l’eau courante au robinet et l’électricité dans toutes les pièces. Et puis surtout, c’est là qu’Aimé est né, il y a quarante ans déjà…
La route nationale 7, peu fréquentée à l’époque, passait devant la maison. Derrière une rangée de tilleuls, une grande cour en terre battue et ombragée d’acacias qui a vu nombres de parties de boules, de jeux d’enfants et de réunion de famille. La bâtisse formait un L, la partie centrale, la plus grande, c’était les logements. Sur la droite une grande remise abritait le clapier où se multipliaient les dizaines de lapins, puis une ancienne écurie servait de poulailler où vivaient une trentaine de poules et de coqs. Ces animaux étaient la propriété d’Angèle, que toute la famille avait baptisée tendrement : Mémé Cocotte.
Sur la gauche de la maison, un épais bosquet de lilas, qui parfumait l’air au printemps, masquait un immense potager qu’Aimé travaillait pour toute la maisonnée. Un lavoir avec sa pompe à main trônait au milieu de la cour, un endroit où Angèle avait encore l’habitude de venir laver son linge… pas confiance en ces machines qui vous avale vos effets, vos draps et vous les torturent dans tous les sens… Et puis au fond de la cour, les toilettes… et quelles toilettes ! Deux cabinets turcs et un urinoir sur un mur… le tout au-dessus d’une fosse qu’il fallait vidanger régulièrement… La visite du "cureur de fosse" était toujours un moment étonnant.
Tôt le matin, le bruit du tracteur envahissait la maison. Une grosse citerne était attelée. Un homme grand et puissant conduisait l’engin. Il était habillé d’un grand tablier de caoutchouc noir, de gants noirs. L’originalité du travail, c’est qu’il était fait à la main. Pas de pompe mécanique ou électrique, seulement une grande perche de trois ou quatre mètres qui se terminait par un récipient qui était en fait un trophée de la dernière guerre puisque ce récipient était en fait un casque allemand.
Cette maison, je le jure, je la vois encore et je l’aime encore, mais surtout je la respire encore. Sa fraîcheur, ses odeurs où se mélangeait le lilas et le parfum des fleurs d’acacias, les odeurs du suisse que ma grand-mère confectionnait et de la daube de ma mère.Il y avait aussi ces effluves d’écorces d’orange ou de pommes qui brulaient lentement sur la plaque en fonte du fourneau de Madame Lézarme. Ou encore celle du pain grillé que Madame Yvernault préparait pour ne rien perdre comme elle disait. Mais surtout ça embaume le souvenir de mon enfance !
Si la maison du bonheur existe, elle doit ressembler à la maison des Bosses, celle où mon père est né, là où j’ai fait mes premiers pas, connu mes premières aventures et me premiers chagrins, rencontré mes premiers amis… là où j’allais vivre mes dix premières années.